L'homme doit passer de l'état sensible où il subit la nature, il ne s'intéresse qu'à son existence sensible, à son bien être à l'état esthétique où il est en harmonie avec elle à l'état moral où il peut la dominer. Il crée des formes qui sont issues de la raison : idée de liberté politique, de constitution raisonnable. La politique joue un rôle fondamental dans ce passage de l’état sensible à la liberté morale.
« C’est donc une des tâches les plus importantes de la culture que de soumettre l’homme à la forme dès le temps de sa vie simplement physique et de le rendre esthétique dans toute la mesure où la beauté peut exercer son empire ; car en effet, c’est à partir de l’état esthétique seulement et non de l’état physique que la disposition morale peut se développer. »L23.
L'état esthétique est un cadeau que la nature a fait à l'homme : en le dotant de l"ouie et de la vue qui sont des sens par lesquels l'homme n'est pas dans un contact strictement utilitaire à l'objet mais perçoit une forme. Le signe par lequel on voit qu'un sauvage accède à l'humanité c'est le goût qu'il prend à l'apparence, à la toilette, au maquillage. Ce souci de la forme lui permet de se détacher de ses besoins strictement matériels. Il crée des formes harmonieuses. Lettre 2 « C’est la nature elle-même qui soulève l’homme au-dessus de la réalité jusqu’à l’apparence ; elle l’a en effet doté de deux sens qui ne le mènent à la connaissance du monde réel que par l’apparence. L’œil et l’oreille sont des sens qui refoulent loin d’eux la matière qui les assaille et éloignent l’objet avec lequel nos sens animaux ont un contact immédiat L26.
Mais l'époque n'est guère propice à l'art . Au lieu de s’affranchir de l’utilité, l’homme a sans cesse de nouveaux besoins : «L'art est fils de la liberté, il veut que sa règle lui soit prescrite par la nécessité inhérente aux esprits , non par les besoins de la matière. Or maintenant, c'est le besoin qui règne en maître et qui courbe l'humanité déchue sous son joug tyrannique. L'utilité est la grande idole de l'époque. .Elle demande que toutes les forces lui soient asservies et que tous les talents lui rendent hommage » Lettre 2
Le but du politique est de passe de l’état naturel à l’état de liberté. L'état esthétique est une étape nécessaire pour l'homme. La politique doit développer l'art pour rendre les hommes libres. « La voie à suivre est de considérer d’abord le problème esthétique car c’est par la beauté que l’on s’achemine vers la liberté. ». On n'impose pas une constitution aux hommes préoccupés de leur seul intérêt, l'Etat politique ne peut naître d'un seul calcul d'intérêt. (contre l’utilitarisme) Il faut développer en eux le goût de la forme qui prépare l'aptitude morale, rationnelle par laquelle l'homme donne la forme de sa rationalité au monde.
Si l’Etat veut s’élever directement sur la nature c’est très risqué. « L’homme physique est une réalité tandis que l’homme moral n’a qu’une existence problématique ». Il faut naturellement moraliser les homes pour pouvoir fonde un état sans violence. Le perfectionnement de l'Etat n'est pas une affaire de technique, il ne peut naître que de l'amélioration morale des individus. en développant l'esthétique, l'Etat respecte la particularité de l'individu (sinon, il est bien obligé de réprimer la sauvagerie). «Aussi la culture apparaîtra-t-elle encore imparfaite dans tous les cas où le caractère moral ne peut s'affirmer qu'en sacrifiant le caractère naturel, et une Constitution sera très incomplète si elle ne peut produire l'unité qu'en supprimant la multiplicité. L'Etat ne doit pas honorer dans les individus seulement leur caractère objectif et générique, mais encore leur caractère subjectif et spécifique.» Lettre 4.
On ne peut pas imposer une forme d'Etat à des peuples qui ne sont pas préparés. Or l'art est bien le seul moyen d'ennoblir les caractères car il le fait sans contrainte, en accord avec la nature de l'homme et il ne dépend pas de l'Etat (perversion totale quand l'art se transforme en propagande). Il doit élever les pensées vers "ce qui est nécessaire et idéal". Dans la pièce de Schiller, Les Brigands : le héros Karl Moor proteste contre un Etat qui ne laisse pas se développer librement les individus.
Là encore, le monde grec représente un idéal. L’état grec est vu comme un polype : chaque individu a une vie indépendante mais en même temps, il est organiquement rattaché au tout. L’état moderne est vu comme une horloge, un agencement mécanique. « Il ne développe jamais l’harmonie de son être et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de l’humanité, il n’est plus qu’un reflet de sa profession, de sa science. »L6. Il faut retrouver cette adhésion harmonieuse du citoyen à l’état ; c’est pourquoi le passage par l’éducation esthétique est nécessaire. Sinon, l’adhésion n’est qu’une pénible obligation.
L’état actuel ne peut pas accomplir l’homme total : « Peut-on attendre que cette œuvre soit accomplie par l’état ? Ce n’est pas possible car l’Etat tel qu’il est actuellement organisé a causé le mal et quant à l’état tel que la raison le conçoit idéalement,, loin de pouvoir fonder cette humanité meilleure, il devrait bien plutôt être fondé sur elle. »L7. Mais l’art peut former l’homme total qui en retour pourra fonder un état vraiment libre : « Le chemin qui mène à l’esprit doit passer par le cœur. La formation du sentiment est donc le besoin extrêmement urgent de l’époque. »
La solution est peut-être utopique mais elle nous met en garde sur la volonté politique d’imposer une forme par la seule contrainte : « Toute amélioration dans l’ordre politique doit partir de l’ennoblissement du caractère ; or comment le caractère pourrait-il s’ennoblir s’il subit les influences d’une constitution politique barbare ? Le but à atteindre exigerait donc que l’on cherchât un instrument que l’état ne fournit pas et que l’on ouvrît des sources qui demeurassent pures et limpides quelle que fût la corruption dans l’ordre politique…. L’instrument recherché est le bel art, ses modèles immortels sont les sources qui s’ouvrent à nous.» L9.
Reflet de la liberté et de l’infini, l’œuvre d’art est aussi la seule façon de construire un état dans lequel l’homme ne reste pas un fragment de sa propre humanité.