La pagination renvoie à l'édition Folio Classique Gallimard, établie par Jean-Claude Berchet
Où est donc Sparte ? Je serai venu jusque ici sans avoir pu la trouver ! Je m'en retournerai sans l'avoir vue ! J'étais dans la consternation. Comme j'allais descendre du château, le Grec s'écria : " Votre Seigneurie demande peut-être Palaeochôri ? " A ce nom je me rappelai le passage de d'Anville ; je m'écrie à mon tour : " Oui, Palaeochôri ! la vieille ville ! Où est-elle, Palaeochôri ? "
" Là-bas, à Magoula, " dit le cicérone ; et il me montrait au loin dans la vallée une chaumière blanche environnée de quelques arbres.
Les larmes me vinrent aux yeux en fixant mes regards sur cette misérable cabane qui s'élevait dans l'enceinte abandonnée d'une des villes les plus célèbres de l'univers, et qui servait seule à faire reconnaître l'emplacement de Sparte, demeure unique d'un chevrier, dont toute la richesse consiste dans l'herbe qui croît sur les tombeaux d'Agis et de Léonidas.
Mais, soit que mon imagination fût attristée par le souvenir des malheurs et des fureurs des Pélopides, soit que je fusse réellement frappé par la vérité, les terres me parurent incultes et désertes, les montagnes sombres et nues, sorte de nature féconde en grands crimes et en grandes vertus. Je visitai ce qu'on appelle les restes du palais d'Agamemnon, les débris du théâtre et d'un aqueduc romain ; je montai à la citadelle, je voulais voir jusqu'à la moindre pierre qu'avait pu remuer la main du roi des rois. Qui se peut vanter de jouir de quelque gloire auprès de ces familles chantées par Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide et Racine ? Et quand on voit pourtant sur les lieux combien peu de chose reste de ces familles, on est merveilleusement étonné !
Il y a déjà longtemps que les ruines d'Argos ne répondent plus à la grandeur de son nom. Chandler les trouva en 1756 absolument telles que je les ai vues ; l'abbé Fourmont en 1746, et Pellegrin en 1719, n'avaient pas été plus heureux. Les Vénitiens ont surtout contribué à la dégradation des monuments de cette ville, en employant ses débris à bâtir le château de Palamide. Il y avait à Argos du temps de Pausanias une statue de Jupiter remarquable, parce qu'elle avait trois yeux, et bien plus remarquable encore par une autre raison : Sthénélus l'avait apportée de Troie ; c'était, disait-on, la statue même aux pieds de laquelle Priam fut massacré dans son palais par le fils d'Achille :
Ingens hora fuit, juxtaque veterrima laurus,
Incumbens arae atque umbra complexa Penates.Mais Argos, qui triomphait sans doute lorsqu'elle montrait dans ses murs les Pénates qui trahirent les foyers de Priam, Argos offrit bientôt elle-même un grand exemple des vicissitudes du sort. Dès le règne de Julien l'Apostat elle était tellement déchue de sa gloire, qu'elle ne put, à cause de sa pauvreté, contribuer au rétablissement et aux frais des jeux Isthmiques. Julien plaida sa cause contre les Corinthiens : nous avons encore ce plaidoyer dans les ouvrages de cet empereur ( Ep. XXV). C'est un des plus singuliers documents de l'histoire des choses et des hommes. Enfin Argos, patrie du roi des rois, devenue dans le moyen âge l'héritage d'une veuve vénitienne, fut vendue par cette veuve à la république de Venise pour deux cents ducats de rente viagère et cinq cents une fois payés. Coronelli rapporte le contrat : Omnia vanitas !
Je fus reçu à Argos par le médecin italien Avramiotti, que M. Pouqueville vit à Nauplie, et dont il opéra la petite fille attaquée d'une hydrocéphale. M. Avramiotti me montra une carte du Péloponèse où il avait commencé d'écrire, avec M. Fauvel, les noms anciens auprès des noms modernes : ce sera un travail précieux, et qui ne pouvait être exécuté que par des hommes résidant sur les lieux depuis un grand nombre d'années. M. Avramiotti avait fait sa fortune, et il commençait à soupirer après l'Italie. Il y a deux choses qui revivent dans le coeur de l'homme à mesure qu'il avance dans la vie, la patrie et la religion. On a beau avoir oublié l'une et l'autre dans sa jeunesse, elles se présentent tôt ou tard à nous avec tous leurs charmes, et réveillent au fond de nos coeurs un amour justement dû à leur beauté. Nous parlâmes donc de la France et de l'Italie à Argos [...].
Le temps était si beau et l'air si doux, que tous les passagers restaient la nuit sur le pont. J'avais disputé un petit coin du gaillard d'arrière à deux gros caloyers qui ne me l'avaient cédé qu'en grommelant. C'était là que je dormais le 30 septembre, à six heures du matin, lorsque je fus éveillé par un bruit confus de voix : j'ouvris les yeux, et j'aperçus les pèlerins qui regardaient la proue du vaisseau. Je demandai ce que c'était ; on me cria : Signor, il Carmelo ! le Carmel ! Le vent s'était levé la veille à huit heures du soir, et dans la nuit nous étions arrivés à la vue des côtes de Syrie. Comme j'étais couché tout habillé, je fus bientôt debout, m'enquérant de la montagne sacrée. Chacun s'empressait de me la montrer de la main, mais je n'apercevais rien, à cause du soleil qui commençait à se lever en face de nous. Ce moment avait quelque chose de religieux et d'auguste ; tous les pèlerins, le chapelet à la main, étaient restés en silence dans la même attitude, attendant l'apparition de la Terre Sainte ; le chef des papas priait à haute voix : on n'entendait que cette prière et le bruit de la course du vaisseau, que le vent le plus favorable poussait sur une mer brillante. De temps à temps un cri s'élevait de la proue quand on revoyait le Carmel. J'aperçus enfin moi-même cette montagne comme une tache ronde au-dessous des rayons du soleil. Je me mis alors à genoux à la manière des Latins. Je ne sentis point cette espèce de trouble que j'éprouvai en découvrant les côtes de la Grèce ; mais la vue du berceau des Israélites et de la patrie des chrétiens me remplit de crainte et de respect. J'allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement parlant, s'est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde, je veux dire la venue du Messie ; j'allais aborder à ces rives que visitèrent comme moi Godefroy de Bouillon, Raimond de Saint-Gilles, Tancrède le Brave, Hugues le Grand, Richard Coeur de Lion, et ce saint Louis dont les vertus furent admirées des infidèles. Obscur pèlerin, comment oserais-je fouler un sol consacré par tant de pèlerins illustres ?
C'est ainsi qu'à travers mille révolutions la foi des premiers chrétiens nous avait conservé un temple qu'il était donné à notre siècle de voir périr.
Le seul moyen de voir un pays tel qu'il est, c'est de le voir avec ses traditions et ses souvenirs. C'est en effet la Bible et l'Evangile à la main que l'on doit parcourir la Terre Sainte. Les lecteurs chrétiens demanderont peut-être à présent quels furent les sentiments que j'éprouvai en entrant dans ce lieu redoutable ; je ne puis réellement le dire. Tant de choses se présentaient à la fois à mon esprit, que je ne m'arrêtais à aucune idée particulière. Je restai près d'une demi-heure à genoux dans la petite chambre du Saint-Sépulcre, les regards attachés sur la pierre sans pouvoir les en arracher. L'un des deux religieux qui me conduisaient demeurait prosterné auprès de moi, le front sur le marbre ; l'autre, l'Evangile à la main, me lisait à la lueur des lampes les passages relatifs au saint tombeau. Entre chaque verset il récitait une prière : Domine Jesu Christe, qui in hora diei vespertina de cruce depositus, in brachiis dulcissimae Matris tuae reclinatus fuisti, horaque ultima in hoc sanctissimo monumento corpus tuum exanime contulisti, etc. Tout ce que je puis assurer, c'est qu'à la vue de ce sépulcre triomphant je ne sentis que ma faiblesse ; et quand mon guide s'écria avec saint Paul : Ubi est, Mors, victoria tua ? Ubi est, Mors, stimulus tuus ? je prêtai l'oreille, comme si la Mort allait répondre qu'elle était vaincue et enchaînée dans ce monument.
« Mais quelque effort que fassent les hommes, dit Bossuet, leur néant paraît partout : ces pyramides étaient des tombeaux ! encore les rois qui les ont bâties n'ont-ils pas eu le pouvoir d'y être inhumés, et ils n'ont pas joui de leur sépulcre. »
J'avoue pourtant qu'au premier aspect des Pyramides, je n'ai senti que de l'admiration. Je sais que la philosophie peut gémir ou sourire en songeant que le plus grand monument sorti de la main des hommes est un tombeau ; mais pourquoi ne voir dans la pyramide de Chéops qu'un amas de pierres et un squelette ? Ce n'est point par le sentiment de son néant que l'homme a élevé un tel sépulcre, c'est par l'instinct de son immortalité : ce sépulcre n'est point la borne qui annonce la fin d'une carrière d'un jour, c'est la borne qui marque l'entrée d'une vie sans terme ; c'est une espèce de porte éternelle bâtie sur les confins de l'éternité.
Nous restâmes huit jours à l'ancre dans la petite syrte, où je vis commencer l'année 1807. Sous combien d'astres et dans combien de fortunes diverses j'avais déjà vu se renouveler pour moi les années, qui passent si vite ou qui sont si longues ! Qu'ils étaient loin de moi, ces temps de mon enfance où je recevais avec un coeur palpitant de joie la bénédiction et les présents paternels ! Comme ce premier jour de l'année était attendu ! Et maintenant, sur un vaisseau étranger, au milieu de la mer, à la vue d'une terre barbare, ce premier jour s'envolait pour moi sans témoins, sans plaisirs, sans les embrassements de la famille, sans ces tendres souhaits de bonheur qu'une mère forme pour son fils avec tant de sincérité ! Ce jour, né du sein des tempêtes, ne laissait tomber sur mon front que des soucis, des regrets et des cheveux blancs.