Fillette arabe allant pour la première fois à l'école, un matin d'automne, main dans la main du père. Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l'école française. Fillette arabe dans un village du Sahel algérien. [1]
Ainsi s'amorce le roman d'Assia Djebar, L'Amour, la Fantasia. Cet incipit est marqué du sceau de la contradiction, si on se réfère à la figure paternelle : il porte un fez, coiffe traditionnel d'Afrique du Nord, en même temps qu'un costume européen ; il est instituteur à l'école française, alors que l'action se situe en Algérie. Le père symbolise, dans les tous premiers instants de la lecture, la double appartenance à l'Europe et à l'Algérie qui va constituer la problématique majeure du roman.
L'incipit pose ce problème, non seulement avec le père situé entre deux cultures, mais aussi avec la fillette : la première action du roman est l'arrivée à l'école, lieu de l'apprentissage et de la formation de soi, qui se teinte ici de contradiction. L'incipit pose donc une ambiguïté « au carré » pour la fillette, qui reçoit la double appartenance, à la fois par la filiation avec son père, et par son rapport à une école elle aussi placée sous le signe de l'ambiguïté.
Dans ce tout premier paragraphe, le récit reste impersonnel, il n'est pas encore possible d'identifier cette fillette (qui, quelques lignes plus loin, est clairement confondue avec la narratrice et avec l'auteur même [2]). Le récit à la troisième personne permet, en ces premières lignes, de poser l'existence d'une condition générale à laquelle s'identifieraient tous ceux qui connaissent cette situation d'entre-deux : on peut notamment penser au statut de l'écrivain francophone, qui se trouve, comme cette fillette, à la croisée des territoires et des langues.
Assia Djebar évoque dans son entretien avec Lise Gauvin la notion de territoire des langues : « Il s'agit de montrer une permanence de plusieurs territoires dans notre mémoire algérienne. » [3] La permanence de ces deux territoires, de ces deux cultures est symbolisée dès l'incipit par le père, et sa fille. Le reste du roman suit cette trame puisqu'il tente de restituer l'étape historique pendant laquelle deux territoires, deux cultures, et deux langues, se sont amalgamés : L'Amour, la fantasia est en partie constitué du récit de la prise d'Alger par les français, à partir des années 1830, étape historique qui fait naître, cent cinquante ans plus tard, cette situation d'entre-deux que connaissent les algériens, les fillettes allant pour la première fois à l'école, et les écrivains dits « francophones. » L'Amour, la fantasia tente d'établir et d'expliciter le parallèle entre la prise d'Alger et la vie de la fillette, aujourd'hui devenue femme et écrivain.
Le roman tout entier se révèle être une véritable archéologie de soi :
Près d'un siècle et demi après Pélissier et Saint Arnaud [deux militaires français qui consignent dans leurs rapports les opérations de colonisation], je m'exerce à une spéléologie bien particulière, puisque je m'agrippe aux arêtes des mots français - rapports, narration, témoignages du passé. Serait-elle, à l'encontre de la démarche « scientifique » [...], engluée d'une partialité tardive ? (p. 113)
Cet extrait nous éclaire doublement sur le projet d'écriture d'Assia Djebar : d'abord il énonce l'idée que la quête de soi (« spéléologie bien particulière ») passe par la quête des mots. Le projet comporte des difficultés dans l'approche de la langue comme le connote le verbe « agrippe ». La démarche de l'auteur relève à la fois de l'indispensable et de l'effort. Par ailleurs, Assia Djebar s'interroge sur la partialité de l'écriture : elle décrit cette tension entre l'écriture de soi, qui implique une forme de subjectivité et d'impartialité, et l'écriture de l'Histoire, qui implique l'impartialité d'un travail d'historien pour rendre compte de l'Autre, des Autres, et des Ancêtres. Ainsi, L'Amour, la fantasia nous propose une plongée dans les souvenirs de la narratrice, en même temps qu'un regard sur l'Histoire.
En effet, L'Amour, la fantasia complexifie le rapport au genre romanesque car il mêle écriture autobiographique et approche historique, par une alternance entre des chapitres qui explorent la vie de la narratrice, et des chapitres qui relatent la prise d'Alger par les Français, à partir de 1830. Assia Djebar se plonge environ cent cinquante ans avant le moment de l'écriture pour essayer de comprendre son destin et celui de toute une patrie, l'Algérie. Ainsi, le roman est habilement conçu comme une superposition de strates temporelles et un travail sur les échelles qui permet, au delà de la performance formelle, de mettre en relief la complexité de l'individu, senti comme une accumulation d'expériences passées et de strates historiques et individuelles. Assia Djebar défie les lois du genre pour décrire une situation complexe, celle de l'écrivain francophone.
De même, pourquoi ne pas tenter le rapprochement avec la complexité de toute langue : faite de strates que l'Histoire a accumulées, une langue vit, évolue, et se complexifie, de même que tout individu et toute nation. Assia Djebar mène la réflexion à partir de ces trois approches : la construction de soi, la construction d'une nation, et la recherche d'une langue.
Autant de complexité qu'Assia Djebar tente de comprendre en explorant la rivalité - ou la fusion - de deux patries, et de deux langues. Elle le fait en prenant pour départ l'invasion d'un peuple par un autre, et les résistances que chacun des deux peuples opèrent. Ce phénomène de résistance des individus est comparable aux problèmes que rencontrent tout écrivain francophone, pour choisir la langue de l'écriture : écrire en français relève d'un combat, comme nous l'évoquions plus haut (elle s'aggrippe aux mots français) de même qu'algériens et français ont combattu les uns contre les autres pour une terre. Ainsi, dans une certaine mesure, pour un auteur francophone, la difficulté de choisir sa langue d'écriture trouverait son origine dans la colonisation d'un peuple par un autre.
On le comprend bien, la réflexion sur le choix de la langue constitue un point majeur dans l'œuvre d'Assia Djebar. Mais L'Amour, la fantasia fait aussi état d'une interrogation et d'une thématisation de l'écriture : Assia Djebar envisage la langue telle qu'elle la vit, (avec les conflits que cela implique comme nous l'avons vu) mais aussi la langue telle qu'elle l'écrit. L'écriture et la langue forment donc les deux pans d'une même problématique.
L'auteur francophone a besoin de déjouer les instances traditionnelles du genre romanesque pour rendre compte de la difficulté d'écrire en français. Dans L'Amour, la fantasia, Assia Djebar multiplie les narrateurs : elle ne prend pas toute seule le récit en charge, mais utilise d'autres personnages, qui écrivent eux aussi : elle utilise leurs écrits pour constituer le roman, qui devient une sorte d'assemblage et de collage de différentes paroles. Dans son entretien avec Lise Gauvin, elle explique clairement l'intérêt de cette stratégie énonciative, qu'on peut qualifiée de dialogique ou polyphonique, au sens où Bakhtine emploie ces mots : dans Esthétique et théorie du roman, M. Bakhtine explique que dans toute parole, il y a la présence d'autres paroles :
Tous les langages du plurilinguisme [...] sont des points de vue spécifiques sur le monde, des formes de son interprétation verbale, des perspectives objectales sémantiques et axiologiques.. Contrairement au poète, le romancier accueille le plurilinguisme et la plurivocalité [...] dans son œuvre. [4]
Assia Djebar énonce le même principe dans son entretien avec Lise Gauvin : « l'écriture autobiographique est forcément une écriture rétrospective où votre « je » n'est pas toujours le je, ou c'est un « je-nous » ou c'est un « je » démultiplié. » [5] L'écriture est assurée par une multiplicité des points de vue sur un même événement. Dans les deux premières parties du roman, de nombreux personnages prennent en charge descriptions et récits : les chefs d'opération de colonisation décrivent leur rapport avec ce nouveau pays qu'ils sont en train d'assiéger. Assia Djebar délègue la parole de façon explicite : « ils sont désormais trois à écrire les préliminaires de cette chute » (p. 45 - nous soulignons). Par ailleurs, les marques typographiques (guillemets) signalent les citations que la narratrice rapporte. Plutôt que de laisser place à une totale fiction, l'auteur met en avant la sincérité de sa démarche.
Pourtant, si d'autres narrateurs/écrivains participent à l'élaboration de l'œuvre, l'auteur reste critique face à leurs récits : elle s'afflige notamment de leur vision de militaires français conquérants, vision éthnocentriste qu'ils portent sur les évènements. Elle cite par exemple les écrits de Merle, un militaire français : « père troublé par l'humanité française » ; « père arabe franchement hostile à l'amputation de son fils que conseille la médecine française » ; « fanatisme musulman entraînant la mort du fils, malgré la science française. » (p. 51) De plus, le récit ne concerne que les victoires françaises : les algériens n'ont pas eu la possibilité d'écrire cette guerre :
Trente-sept témoins, peut-être davantage, vont relater, soit à chaud, soit peu après, le déroulement de ce mois de juillet 1830. Trente-sept descriptions seront publiées dont trois seulement du côté des assiégés. [...] Mais que signifie l'écrit de tant de guerriers, revivant ce mois de juillet 1830 ? Leur permet-il de savourer la gloire du séducteur, le vertige du violeur ? (p. 66)
L'écriture est partiale, marquée par les intérêts de ces conquérants, et ne prend pas en compte les souffrances, et la violation que subissent les algériens. L'auteur dénonce cette situation de déséquilibre intolérable :
Quel territoire ? Celui de notre mémoire qui fermente ? Quels fantômes se lèvent derrière l'épaule de ces officiers, qui, une fois leurs bottes enlevées et jetées dans la chambrée, continuent leur correspondance quotidienne ? (p. 76)
Les morts algériens ne sont que des fantômes, privés d'identité : ils ne sont rien, au regard des officiers français. Le plus terrible semble être, plus que la mort elle-même, l'absence de littérature qui puisse consigner les morts. Le roman expose la réflexion de l'auteur sur l'aphasie, côté assiégés :
Or l'ennemi revient sur l'arrière. Sa guerre à lui apparaît muette, sans écriture, sans temps de l'écriture. [...] Écrire sur la guerre d'Afrique [...] est-ce prétendre repeupler un théâtre déserté ? » (p. 83)
L'auteur mène une interrogation fine sur la question de l'écriture et l'absence de littérature relatant les morts algériens. Pourtant, cette absence de littérature est paradoxale : plus loin, elle explique que ne pas nommer la défaite permit de ne pas avouer la défaite, la parole ou l'écrit aurait signé l'échec d'une patrie.
Pour dépasser ce paradoxe, Assia Djebar fait intervenir un autre type de narrateurs dans son roman, celui de personnes ayant vécus les évènements, et racontant le récit des horreurs, contrairement aux militaires français évoqués plus haut :
Je [la narratrice, Assia Djebar] reconstitue à mon tour, cette nuit [...]. Mais je préfère me tourner vers deux témoins oculaires : un officier espagnol [...] et un anonyme de la troupe [qui] décrira le drame à sa famille. L'Espagnol nous parle de la hauteur des flammes ceinturant le promontoire d'El Kantara ; Le brasier, affirme-t-il, fut entretenu toute la nuit. [...] Le soldat anonyme nous transmet sa vision avec une émotion encore plus violente : « quelle plume saurait rendre ce tableau ? Voir, au milieu de la nuit, à la faveur de la Lune, un corps de troupes françaises occupé à entretenir le feu infernal ! Entendre les sourds gémissements des hommes, des femmes, des enfants et des animaux, le craquement des roches calcinées s'écroulant, et les continuelles détonations des armes ! » (p. 103)
Ce personnage s'interroge, tout en décrivant les horreurs, sur la représentation des évènements et des souffrances : même le narrateur délégué ne parvient pas à s'exprimer et nous témoigne avant tout son horreur et son incapacité à trouver les mots. Ce questionnement pose le problème de l'indicible, qui dépasse même la question de la langue, et que toute stratégie littéraire (même le dialogisme) ne saurait résoudre.
Assia Djebar pose le problème du rapport entre écriture et oubli, entre écriture et mémoire. Un personnage représente cette dialectique, Pélissier. Contrairement à d'autres militaires, il fait un rapport réaliste des opérations et évoque les morts en inscrivants leurs noms et leur nombre :
Pélissier, pris par le remords, empêche cette mort de sécher au soleil, et ses mots, ceux d'un compte rendu de routine, préservent de l'oubli ces morts islamiques, frustrés des cérémonies rituelles. Un siècle de silence les a simplement congelés. (p. 110)
Pélissier me devient premier écrivain de la première guerre d'Algérie ! Car il s'approche des victimes quand elles viennent à peine de frémir, non de haine, mais de furia, et du désir de mourir... Pélissier, bourreau-greffier, porte dans les mains le flambeau de mort et en éclaire ces martyrs. » (p. 114)
Le silence apparaît comme la vraie mort des individus : même un rapport froid et objectif permet d'éviter l'oubli. L'écriture possède une valeur ontologique et devient le moyen de redonner une dignité à ces algériens morts au combat. A son tour, Assia Djebar s'inscrit dans la lignée de Pélissier pour éviter l'oubli : « Pélissier [...] me tend son rapport et je reçois ce palimpseste pour y inscrire à mon tour la passion calcinée des ancêtres. » (p. 115) L'image du palimpseste condense la valeur dialogique et transtextuelle de l'écriture : parole et écriture s'inscrivent en série. Les voix de l'Histoire se font échos et forment un tout : l'auteur inscrit sa parole et son écrit dans cette lignée. La multiplication des narrateurs est à l'échelle du roman ce que la voix d'Assia Djebar est dans l'Histoire : une mise en résonance des voix qui permet de déjouer l'oubli, des écrits et des paroles qui se superposent, formant le palimpseste.
L'élaboration de cette stratégie littéraire s'articule autour de la double approche autobiographique et historique. Tous les aspects évoqués jusque là, concernant l'écriture de la souffrance des algériens assiégés sont en rapport direct avec une réflexion sur l'écriture du moi : « Ma fiction est cette autobiographie qui s'esquisse, alourdie par l'héritage qui m'encombre. » (p. 104) L'autobiographie ne peut se concevoir sans le poids du passé, sans une réflexion sur les origines. Il semble ainsi qu'Assia Djebar élabore dans ce roman une conception particulière de l'approche autobiographique. En effet, depuis les travaux de Philippe Lejeune, on considère traditionnellement que l'autobiographie revient à énoncer l'équivalence dans un texte entre l'auteur, le narrateur et le personnage. Dans L'Amour, la fantasia, non seulement cette équivalence est présente, mais on pourrait ajouter une quatrième dimension, avec celle de l'approche historique : l'Histoire de l'Algérie est prise en compte comme une composante essentielle du moi : Assia Djebar endosse la souffrance des algériens et l'intègre à sa propre histoire, « comme si le Je parlant retrouvait l'universalité par le biais de ces étapes franchies vers un Nous ressenti au fond de lui comme plus lui-même que lui. » [6] L'autobiographie prise en charge par un Je vient englober le Nous d'une patrie. Ainsi, la perspective historique s'articule à la perspective individuelle pour structurer le récit.
La perspective historique apparaît aussi comme une manière de prendre suffisamment de recul pour écrire sur soi, puisque le moi est envisagé dans un cadre large qui le dépasse et l'intègre à la fois. Pourtant, on ne saurait considérer cette approche sans la question du choix de la langue française, elle aussi vécue comme permettant un recul nécessaire : Lise Gauvin écrit, en introduction à son entretien avec Assia Djebar : « la langue choisie, qui n'est pas la langue maternelle, permet la distance nécessaire à l'écriture autobiographique tout en accentuant la difficulté du projet » [7] et dans L'Amour, la fantasia, Assia Djebar le dit elle-même : « J'ai senti que la langue de l'autobiographie, quand elle n'est pas la langue maternelle, fait que presque inévitablement, même sans le vouloir, l'autobiographie devient une fiction. » (p. 23) Écrire en français n'est pas un acte naturel pour une femme issue d'une double appartenance arabe/français. Pourtant, le détour par la langue française impose une réflexion supplémentaire qui permet d'appréhender le moi avec une part de fiction, donc d'être moins impliquée pour mieux analyser : « Je pouvais réfléchir sur ces rapports de langue dans une perspective séculaire. Écrire en français sur ma propre vie, c'était prendre une distance inévitable. » Assia Djebar, comme tout écrivain francophone, se trouve face à une situation que Lise Gauvin appelle la « surconscience linguistique » : la langue française devient ainsi le lieu d'une réflexion privilégiée pour l'auteur. Cette réflexion concerne certes la question de l'autobiographie, mais aussi le rapport à la langue française elle-même. Ainsi, dans un passage nommé « Biffure », Assia Djebar explicite son rapport à la langue française :
La prise de l'Imprenable... Images érodées, délitées de la roche du Temps. Des lettres de mots français se profilent, allongées ou élargies dans leur étrangeté, contre les parois des cavernes, dans l'aura des flammes d'incendies successifs, tatouant les visages disparus de diaprures rougeoyantes...
Et l'inscription du texte étranger se renverse dans le miroir de la souffrance, me proposant son double évanescent en lettres arabes, de droite à gauche redévidées ; elles se délavent ensuite en dessins d'un Hoggar préhistorique... Pour lire, il me faut renverser mon corps, plonger ma face dans l'Ombre, scruter la voûte de rocailles ou de craie, laisser les chuchotements immémoriaux remonter, géologie sanguinolente. [...] (p. 69)
Ce passage interroge la nature même du langage, et le choix de la langue française : l'écrivain est face à deux langues qui engagent l'être dans deux « postures » différentes. Le choix de la langue est un acte au sens propre : il implique une écriture différente dans sa matérialité (mots allongés, écriture de gauche à droite) et une souffrance, celle qu'une culture a fait subir à une autre (« l'inscription du texte étranger se renverse dans le miroir de la souffrance. [...] pour lire cet écrit, il me faut renverser mon corps, plonger ma face dans l'ombre »)
Le choix de la langue française ne va pas sans une interrogation sur l'écriture de la violence : le français reste la langue de l'envahisseur, la langue de celui qui a colonisé et fait souffrir : « j'ai senti que pour moi, dans le français, il y avait du sang dans cette langue. » p. 25) Pourtant, morts et mots en viennent à se confondre, dans l'acte créateur : « Il faut partir, l'odeur est trop forte. Le souvenir, comment s'en débarrasser ? Les corps exposés au soleil ; les voici devenus mots. Les mots voyagent. » (p. 109) Les violations du territoire, comme des corps et des identités se font échos et résonnent encore dans la personne d'Assia Djebar. Mais pour dépasser la violence, l'issue paraît être de transformer les morts en mots, c'est-à-dire en immatériel, en langage. Paradoxalement, la seule façon d'exorciser cela est précisément d'écrire avec la langue de l'étranger. Le retour aux origines ne peut se faire sans évoquer les violences faites à l'Algérie, mais ne peut pas non plus se faire sans le passage à la langue française.
L'écriture de soi est ainsi structurée d'oppositions fortes, qui sont autant d'entraves et à la fois de dynamiques permettant l'écriture : la dialectique Histoire/Individu nous a permis de comprendre que l'écriture de soi, pour un écrivain francophone algérien, nécessite de prendre en compte les horreurs commises par le colonisateur. L'écriture devient synonyme de violence : violence faite à l'opprimé, et violence faite à soi-même pour l'écrivain à la croisée des langues. Pourtant, on ne saurait réduire cet aspect sans l'envisager de façon dialectique avec l'écriture du désir.
Dans L'Amour, la fantasia, Assia Djebar évoque son rapport problématique aux deux langues que sont l'arabe et le français. La langue française, langue de la souffrance et de l'envahisseur, n'est pas la langue dans laquelle elle peut spontanément exprimer son désir. Elle parle d'« aphasie amoureuse » avec la langue française :
Cette impossibilité en amour, la mémoire de la conquête la renforça. Lorsque, enfant, je fréquentai l'école, les mots français commençaient à peine à attaquer ce rempart. J'héritai de cette étanchéité ; dès mon adolescence, j'expérimentai une sorte d'aphasie amoureuse : les mots écrits, les mots appris, faisaient retrait devant moi, dès que tentait de s'exprimer le moindre élan de mon cœur. (p. 183)
Au contraire, le passage à la langue maternelle permet le rapprochement de l'autre :
Si je désirais soudain, par caprice, diminuer la distance entre l'homme et moi, [...] il suffisait d'opérer le passage à la langue maternelle : revenir, pour un détail, au son de l'enfance. » (p. 184)
Si Assia Djebar écrit son roman en français, elle n'abandonne pas pour autant les principes d'une langue arabe qu'elle considère plus poétique, car basée sur l'allitération et le travail sur les sons : « j'ai essayé de retravailler la langue française comme une sorte de double de tout ce que j'ai pu dire dans ma langue du désir. » [8] La langue arabe, langue maternelle, est la langue du désir, celle qui représente la poésie et l'émotion. Au sein même de la langue française, Assia Djebar reproduit les sonorités de l'arabe par la recherche de l'allitération. Citons le passage intitulé « Sistre », car il représente exactement l'ombre de cette langue perdue :
Sistre
Long silence, nuit chevauchées, spirales dans la gorge. Râles, ruisseaux de son précipices, sources d'échos entrecroisés, cataractes de murmures, chuchotements en taillis tressés, surgeons susurrant sous la langue, chuintements, et souque la voix courbe qui, dans la soute de sa mémoire, retrouve souffles souillés de soûlerie ancienne.
Râles de cymbale qui renâcle, cirse ou ciseaux de cette tessiture, tessons de soupirs naufragés [...] (p. 156)
La langue n'est pas envisagée dans ce qu'elle signifie, mais dans l'émotion qu'elle dégage, l'amour et le désir qu'elle exprime. Dans un autre passage (p. 116), Assia Djebar fait référence au mot arabe « hannouni » et s'interroge sur la meilleure façon de le traduire en français : peut-être par « tendre » ou « tendrelou ». Pourtant, ces équivalents ne sont pas exacts et ne rendent pas l'émotion et la multiplicité des sens qu'ils connotent. C'est finalement par la périphrase, par l'étoffement poétique que l'imaginaire contenu dans le mot « hannouni » peut être révélé : « ce tendrelou semble un cœur de laitue caché et frais, vocable enrobé d'enfance, qui fleurit entre nous et que, pour ainsi dire, nous avalons... ». La langue arabe véhicule ainsi tout un imaginaire lié à l'enfance :
Sur une avenue poussiéreuse de notre capitale, le frère adulte m'a donc renvoyé l'appellation lacérée de mystère ou de mélancolie. Rompt-il ainsi la digue ? Un éclair où j'entrevois, par dessus l'épaule fraternelle, des profils de femmes penchées, des lèvres qui murmurent, une autre voix ou ma voix qui appelle. Ombre d'aile, ce mot-chot. (p. 118)
Le mot « hannouni », prononcé par le frère, des années plus tard, convoque les souvenirs de l'enfance associés à la langue maternelle. La coexistence du français et de l'arabe permet ces va-et-vient entre deux pays et deux cultures, mais aussi entre le moi adulte et le moi enfant. L'écriture, en tant qu'acte créateur, permet de convier des émotions véhiculées par une langue du désir.
Si le recours au poétique est une façon de dépasser la dialectique langue de la violence/langue du désir, langue française/langue arabe, c'est avant tout parce qu'il est un mode de communication non verbale, qui dépasse le clivage des langues. Mais ce n'est pas le seul : le cri et l'amour apparaissent aussi comme des moyens de dépasser l'aporie d'un langage qui est à la fois violence et désir. Dans la troisième partie du roman, la narratrice se trouve à Paris, dans le pays de l'envahisseur, et le sentiment d'être exilée vient contaminer la possibilité de parler, de s'exprimer normalement :
Tandis que la solitude de ces derniers mois se dissout dans l'éclat des teintes froides du paysage nocturne, soudain la voix explose. Libère en flux toutes les scories du passé. Quelle voix, est-ce ma voix, je la reconnais à peine. [...] Je ne suis, moi, qu'une exilée errante, échappée d'autres rivages où les femmes se meuvent fantômes blancs. [...] son de barbare, son de sauvage, résidu macabre d'un autre siècle! Atténuer quelque peu ce râle, le scander en mélopée inopportune. Incantation dans l'exil qui s'étire. (p. 164)
« La voix explose » quand le sentiment de solitude et d'exil est trop fort : aucune langue - ni français ni arabe - ne peut exprimer l'émotion ressentie. « D'où l'idée fondamentale chez Assia Djebar que la vérité de l'être ne s'exprime que dans les fractures, les paroles brisées, les pertes de la voix, les cris sans voix. » [9] La même situation est décrite plus loin dans le roman, mais cette fois il s'agit d'un cri poussé par une fillette devant le cadavre de son frère mort pour l'Algérie :
Tout a fait silence : la nature, les arbres, les oiseaux. [...] Elle a entonné un long premier cri, la fillette. Son corps se relève, tache plus claire dans la clarté aveugle ; la voix jaillit, hésitante aux premières notes, une voile à peine dépliée qui frémirait, au bas d'un mât de misaine. Puis le vol démarre précautionneusement, la voix prend du corps dans l'espace, quelle voix ? (p176)
La thématique du cri apparaît lorsqu'aucun mot et aucune langue ne peuvent parvenir à donne la mesure de la douleur. Le cri ramène aux origines de l'être au sens où il est une attitude primaire, naturelle, à l'opposé du langage qui est rationalisation. Le cri surgit, « jaillit », alors que le langage est construction et agencement. Pourtant, le cri, s'il est une composante primaire et naturelle de l'individu, apparaît aussi comme un fait culturel.
En effet, un autre type de cri traverse le roman : celui des femmes algériennes, le tzarl-rit. Ce cri féminin traditionnel est évoqué tout au long de L'Amour, la fantasia, mais il n'est nommé qu'à la fin du roman, en épigraphe à un chapitre :
« tzarl-rit » :
pousser des cris de joie en se frappant les lèvres avec les mains (femmes) - Dictionnaire arabe-français Beaussier
crier, vociférer (les femmes, quand quelque malheure leur arrive) - Dictionnaire arabe-français Kazimirski (p305)
Assia Djebar donne deux définitions du tzarl-rit, après en avoir montré les manifestations concrètes et individuelles tout au long du roman. La définition vient, par un effet rétroactif, modifier notre lecture de ce cri, innommé jusque là, mais qui prend alors toute sa signification. La narratrice ajoute une dimension supplémentaire à la réflexion sur la langue en proposant le tzarl-rit comme une autre forme de langage possible, qui n'est pas qu'un cri sauvage et incompris, mais un véritable fait culturel, au même titre qu'une langue officielle (le caractère officiel de ce langage est conféré par le recours au dictionnaire). Par ailleurs, en faisant apparaître deux définitions différentes de ce cri - le cri de joie, et le cri du malheur - Assia Djebar démontre encore une fois la complexité et l'ambiguïté de tout langage, fut-il celui de l'émotion. La mise en épigraphe de ce tzarl-rit renvoie aussi à la question du genre autobiographique puisqu'il légitime une remontée aux origines, celles des femmes algériennes, avec lesquelles elle établit une filiation. Dans cette quête autobiographique, tout se rejoint finalement dans un double mouvement : redécouverte de sa culture en même temps que de sa nature, et découverte d'une part de féminité et d'une filiation avec les femmes et la mère. L'incipit amorçait, avec la figure paternelle, une filiation avec le français ; la fin du roman amorce quant à lui une filiation féminine avec la culture algérienne, basée sur l'émotion.
Le travail d'Assia Djebar dans L'Amour, la fantasia consiste donc à chercher les origines de son individualité, dans une double perspective : à la fois personnelle et historique. Cette recherche pourrait être résumée avec le topos de la coagulation, que l'auteur convoque régulièrement dans le récit, notamment dans un passage situé à la fin du roman qui fait échos à l'incipit cité au début de ce travail :
La langue encore coagulée des Autres m'a enveloppée, dès l'enfance, en tunique de Nessus, don d'amour de mon père qui, chaque matin, me tenait par la main sur le chemin de l'école. Fillette arabe, dans un village du Sahel algérien... (p. 302)
Ou encore dans un autre passage plus bref et plus concis :
entre l'homme et moi, un refus de langue se coagulait, devenait point de départ et point d'arrivée à la fois.
Cette coagulation est celle de deux langues, qui semblent avoir autant de légitimité l'une que l'autre, avec des modes d'utilisation différents. Mais cette coagulation est aussi celle du sang versé par les algériens pour défendre leur patrie : Assia Djebar s'inscrit dans ce combat, non pour défendre une langue plus que l'autre, mais pour dire son indécision, sa situation d'entre-deux propre à tout écrivain francophone, dans le cadre d'une situation existentielle qui dépasse les barrières des langues :
Ce n'est pas parce que c'est telle langue ou telle langue, c'est parce que lorsque vous arrivez devant une mort grimaçante, comment faites-vous ? Comment fait le peintre ? Comment fait l'écrivain ? Comment en rendre compte ? Il y a une sorte de pétrification, alors que l'écriture est mouvement. [...] Dans l'écriture, il y a une sorte d'impossibilité ; l'écriture fuit, c'est le cri qui prend sa place, c'est le silence. » (p34)