On classe aujourd'hui, un peu trop rapidement, ce qui se rattache à la fin du XIXe siècle – l'ensemble des artistes, groupes, revues, et les modes de vie qui leur sont liés – sous l'étiquette « esprit fin de siècle », en donnant à cette appellation un sens péjoratif, synonyme de décadence et de dégénérescence. La hotte « fin de siècle » est emplie de fantasmes sexuels, de pratiques religieuses obscures, de paradis artificiels, de pulsions mortifères, de complaisances existentielles... Huysmans, le sâr Péladan, Maurice Maeterlinck ou Jean Lorrain cachent Charles Cros, Alphonse Allais, Alfred Jarry ou encore Erik Satie. Le torturé, le sérieux, l'emphase ont enfoui le ludique, la gaieté, le dérèglement social. Thanatos contre Éros. Au sein de cet ensemble flou, le seul élément commun relèverait de la subversion, que celle-ci se manifeste par l'humour, par l'innovation formelle, ou les deux à la fois. On ne distingue pas plus les Illuminations des Déliquescences, que Mallarmé, Manet et Rodin. Les esthétiques qui dérèglent l'ordre établi ou perturbent les convenances, tenues pour indignes, se voient fondues en un magma où ne surnagent que la provocation ou la maladie mentale [1].
La littérature fin de siècle ne constitue pas un mouvement et n'a pas de manifeste. Il s'agit plutôt d'une vague notion, assez floue, qui renvoie à la fois à une mentalité, un art de vivre et une écriture. Il s'agit d'une notion transhistorique, empruntée à la philosophie de l'histoire, qui renvoie à la décadence de l'Empire Romain. Avec la chute de l'Empire en 1870, et à la suite de la Commune, le sentiment de décadence est réactualisé, et un lien tout naturel se crée entre la décadence romaine et la période qui couvre les vingt dernières années du XIXe siècle.
Ce sentiment de décadence est lié à une réaction contre l'importance prise, en art, par le Romantisme. L'esprit décadent, ou « fin de siècle » se situe en décalage par rapport aux idées d'une beauté d'harmonie et d'équilibre telle qu'on la concevait jusqu'au Romantisme. La foi dans le progrès n'est plus, et l'harmonie dans la représentation ne convient plus aux artistes de cette génération désenchantée dont les aspirations deviennent la désillusion, la dérision et la démystification. Le décadent préfère à l'harmonie et à l'équilibre la recherche de l'étrangeté et du bizarre, comme si au lieu de contempler le fruit luisant et magistral qui est en haut de l'arbre, on le laissait mûrir un peu trop et se décomposer pour observer tout ce que les phénomènes naturels parfois dégoûtants peuvent avoir d'attrayant. Ainsi, les valeurs deviennent des contre-valeurs, et c'est avant tout « à rebours » que se construit la conception de l'art de cette génération : le laid participe de l'art, la décadence
enchevêtre des réseaux complexes de signification et tente d'unifier en un tout cohérent des éléments qui ressortissent à des ordres dissemblables. Tour à tour philosophique, sociologique, physiologique, esthétique ou stylistique, elle associe le raffinement à la névrose, l'excellence à la déchéance. [...] Tous [les artistes décadents] se situent en dissidence par rapport aux courants littéraires prédominants ou au régime politique [2].
Le décadent reste une figure fuyante, difficile à définir et à cerner, car il s'agit d'une image multiforme ; c'est en outre une des raisons avancées par Daniel Grojnowski pour expliquer pourquoi ces artistes ont été oubliés : il s'agit d'écrivains et d'artistes difficiles à classer. La seconde raison donnée par D. Grojnowski est le fait que le Grand Art est sans cesse attaqué et pris à partie : en effet, les décadents remettent en cause le sérieux par un humour souvent décapant, au profit du divertissement. Le sentiment métaphysique est toujours exprimé dans les œuvres, mais – chose troublante – il est associé au rire et à la dérision. L'humour devient une force subversive qui permet de mettre en cause les grandes Principes de l'Art tels qu'ils étaient envisagés, notamment par les romantiques : l'homme est envisagé dans sa matérialité, voire dans sa bassesse, privé de l'espoir d'une transcendance divine (d'une part car Dieu est mort ; d'autre part, l'influence de Schopenhauer et Hartmann se fait sentir). Le rire apparaît au moment où s'ébranlent les concepts qui avaient jusque là servi à définir les canons de la beauté. La hiérarchie des valeurs est donc remise en question, entraînant un véritable retournement dans la philosophie de l'art. L'image de l'artiste fin de siècle décadent n'est pas l'écrivain inspiré à sa table de travail ou devant un paysage automnal : c'est un homme qui fait partie d'un groupe qui se réunit dans des salons, des cafés ou des cabarets, et déclame les productions poétiques. Mais cette image ne leur a pas survécu :
l'histoire officielle de l'art s'est écrite en sacrifiant ses clowns, ses utopistes et ses irréductibles, tous ceux qui ont perturbé un système de valeurs dont ils refusaient de faire leur ultime horizon [3].
Poème de Verlaine sur la décadence : "Langueur" in Jadis et Naguère :
Je suis l'Empire à la fin de la décadence,
Qui regarde passer les grands Barbares blancs
En composant des acrostiches indolents
D'un style d'or où la langueur du soleil danse.L'âme seulette a mal au cœur d'un ennui dense.
Là-bas on dit qu'il est de longs combats sanglants.
O n'y pouvoir, étant si faible aux vœux si lents,
O n'y vouloir fleurir un peu cette existence !O n'y vouloir, ô n'y pouvoir mourir un peu !
Ah ! tout est bu ! Bathylle, as-tu fini de rire ?
Ah ! tout est bu, tout est mangé ! Plus rien à dire !Seul, un poème un peu niais qu'on jette au feu,
Seul, un esclave un peu coureur qui vous néglige,
Seul, un ennui d'on ne sait quoi qui vous afflige !