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Solenne Beck (février 2006)

Le Bonheur chez Voltaire

Le Mondain de Voltaire

Regrettera qui veut le bon vieux temps.
Et l'âge d'or et le règne d'Astrée,
Et les beaux jours de Saturne et de Rhée,
Et le jardin de nos premiers parents;
Moi, je rends grâce à la Nature sage,
Qui, pour mon bien m'a fait naître en cet âge
Tant décrié par nos pauvres docteurs:
Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
J'aime le luxe, et même la mollesse,
Tous les plaisirs, les arts de toute espèce
La propreté, le goût, les ornements:
Tout honnête homme a de tels sentiments.
Il est bien doux pour mon cœur très immonde
De voir ici l'abondance à la ronde,
Mère des arts et des heureux travaux,
Nous apporter de sa source féconde,
Et des besoins et des plaisirs nouveaux.
L'or de la terre et les trésors de l'onde,
Leurs habitants et les peuples de l'air,
Tout sert au luxe, aux plaisirs de ce monde.
Ah! le bon temps que ce siècle de fer!
Le superflu, chose très nécessaire,
A réuni l'un et l'autre hémisphère.
Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux
Qui de Texel, de Londres, de Bordeaux,
S'en vont chercher, par un heureux échange,
De nouveaux biens, nés aux sources de Gange,
Tandis qu'au loin, vainqueurs des musulmans,
Nos vins de France enivrent les sultans?
Quand la nature était dans son enfance,
Nos bons aïeux vivaient dans l'innocence,
Ne connaissant ni le tien ni le mien.
Qu'auraient-ils pu connaître? Ils n'avaient rien,
Ils étaient nus; et c'est chose très claire
Que qui n'a rien n'a nul partage à faire.
Sobres étaient. Ah! je le crois encor;
Martialo n'est point du siècle d'or.
D'un bon vin frais ou la mousse ou la sève
Ne gratta point le triste gosier d'Eve.
La soie et l'or ne brillaient point chez eux :
Admirez-vous pour cela nos aïeux?
Il leur manquait l'industrie et l'aisance :
Est-ce vertu? C'était pure ignorance...

En 1734, Voltaire est menacé d'être arrêté alors qu'il a laissé publier les Lettres philosophiques malgré leur interdiction. Il se réfugie à Cirey, à la frontière de la Lorraine, province qui n'appartient pas à la France à cette époque.

L'exil à Cirey est une retraite studieuse et heureuse. Il se lie d'amitié avec Emilie de Châtelet, une mathématicienne férue d'astronomie, sans doute la femme la plus savante de son temps. Le château de Cirey procure à ses nombreux invités bien des divertissements: théâtre, marionnettes, lanterne magique. Joie de vivre, raffinements et plaisirs trouvent leur écho dans le poème Le Mondain.

L'histoire occupe aussi Voltaire à Cirey. Il célèbre l'avènement du siècle de Louis XIV mais également tout ce qui concourt au rayonnement de la civilisation. De retour à Paris, Voltaire obtient des charges honorifiques et la place d'historiographe du roi. Il déploie ses talents de courtisan en direction de Versailles, où il mène une vie mondaine.

Mêlant les sentences épicuriennes aux scènes burlesques, Voltaire illustre, dans Le Mondain, cette idée aimablement provocante : les raffinements de la civilisation augmentent le bonheur des hommes. Il fait l'apologie du luxe et de la légèreté.

Il s'oppose ainsi au pessimisme de Pascal pour qui l'homme est un "monstre" incompréhensible, "égaré dans ce recoin de l'univers".

Il répond par avance aux nostalgiques du bonheur ancestral (celui qui a précédé le péché originel) qui associent le renouveau moral à la pratique d'une vie pieuse et dévouée à Dieu.

Néanmoins, cette apologie du luxe, du plaisir et de l'action, qui paraît légère, causa de vives inquiétudes à Voltaire : craignant qu'une copie du poème ne soit découverte, il se cacha deux mois en Hollande sous un faux nom pour échapper aux risques de poursuite.

Le Mondain serait-il une œuvre subversive ? Sans doute, puisqu'on y lit une satire grotesque du récit de la Genèse : dans les expressions "bon vieux temps", et "le triste gosier d'Eve", le ton désinvolte employé pour traiter ce sujet biblique montre combien Voltaire, en dénigrant l'innocence d'Adam et Eve, se joue des bienséances.

Oeuvre satirique surtout parce que Voltaire situe l'homme dans la perspective toute matérialiste de son épanouissement d'ici-bas. Pour le "mondain" qui espère tout de ce monde-ci, la recherche du bonheur terrestre l'emporte sur l'attente du salut éternel.

Voltaire fait référence à plusieurs mythes, dont les différents âges :

Voltaire fait également allusion à la Genèse avec le jardin d'Eden, image d'un bonheur parfait, où tous les désirs sont comblés.

Le faux éloge de l'âge d'or

Comment Voltaire fait-il pour détruire l'image d'une période habituellement considérée comme riche et heureuse ?

Dès le premier vers, en employant l'expression "qui veut", Voltaire s'exclut des personnes qui croient au bonheur parfait de l'âge d'or. Voltaire est ironique quand il parle de cette époque. Il emploie un registre familier pour désigner l'âge d'or ("bon vieux temps") et il provoque l'Église en mettant sur le même plan l'âge d'or et le jardin d'Eden. C'est en effet un sacrilège que de mélanger un mythe antique et un mythe religieux. L'emploi anaphorique du "et", procédé d'insistance, porte à son paroxysme le faux éloge de Voltaire, qui se gausse de ces périodes heureuses.

Il tourne en dérision le mythe de la Genèse, image d'un bonheur parfait. Les rimes "enfance", "innocence" donnent l'image d'une humanité qui vivait dans l'insouciance la plus totale. Mais pour Voltaire cela n'est pas forcément un signe de bonheur sinon celui d'une ignorance. Il met en évidence les manques de cette période : "ils n'avaient rien", ne connaissaient rien et vivaient nus ! Comment alors ces "bons aïeux" pouvaient-ils connaître le bonheur ? Ils ne connaissaient ni le bon vin du siècle d'or "ou la mousse ou la sève ne gratta point le triste gosier d'Eve" , ni le luxe (cf: la soie et l'or) ni les différents plaisirs qu'on a découverts depuis. Ce qui était considéré comme des vertus n'est en fait que pures vanités, des absurdités.

Selon Voltaire, l'âge d'or est une époque primitive peu enviable. Il est absurde d'éprouver de la nostalgie ou de vouloir revenir à cette époque de l'innocence sous prétexte que l'homme se débauche et se pervertit ; au contraire l'homme doit progresser. Voltaire refuse donc l'idée selon laquelle l'homme aurait régressé.

Evocation de l'âge de fer

Voltaire prend une position brillante et quelque peu provocante en faveur de son époque, qui se veut optimiste et pleine d'espoir pour l'avenir de l'homme. Le bonheur de l'homme doit s'accomplir dans ce monde d'ici-bas et non dans un au-delà auquel il n'aura peut-être jamais accès. L'homme n'est donc pas condamné sur terre pour réparer quelque péché, son bonheur réside entre ses mains et non celles de dieu. En cela, il s'oppose au jansénisme qui ne croit pas en l'homme et au progrès. Le jansénisme affirme en effet la thèse de la prédestination : quelles que soient les actions (bonnes ou mauvaises) qu'il fasse, l'homme a son destin déjà tracé. Dans cette perspective, toute initiative de l'homme est inutile pour son salut.

Voltaire associe clairement la civilisation et le bonheur, il croit fortement aux vertus du luxe et du plaisir dans cette recherche.

Voltaire fait l'apologie du luxe, car c'est un plaisir qui n'a de cesse de favoriser les arts et les activités artistiques. Le luxe ne pervertit pas l'homme, au contraire il le rend fécond, c'est une source de richesse et de production :

Il est bien doux pour mon cœur très immonde
De voir ici l'abondance à la ronde
Mère des arts et des heureux travaux.

L'épicurisme de Voltaire est flagrant, le luxe et les plaisirs favorisent les arts, c'est-à-dire les esprits fertiles et les œuvres, mais aussi les découvertes scientifiques et le goût des voyages chez les hommes. L'homme se rend maître du monde dans lequel il vit en apprenant à mieux le connaître, cela accroît davantage ses connaissances et lui permet de mieux vivre. Le luxe est donc un besoin naturel propre à "tout honnête homme" (cf: vers 12), le plaisir n'est pas contre nature, bien au contraire ! Le plaisir est un des moteurs de progrès et de découverte (cf: vers 15 à 20: anaphore du "et", les énumérations et les pluriels qui rendent cette impression d'abondance et d'explosion des activités humaines), d'où la nécessité de tout ce qui est superflu puisque c'est ce sur quoi se fonde la vie bonne, la vie heureuse.

Par exemple, Voltaire loue les vertus du commerce maritime et du vin. "Le luxe, et même la mollesse, tous les plaisirs, les arts de toute espèce" stimulent les activités de l'homme et grâce à "ces agiles vaisseaux" le monde s'ouvre et les hommes apprennent à s'apprécier et se connaître. Il s'en va ainsi à la découverte de nouveauté à travers les deux hémisphères, ce qui n'est pas sans favoriser les échanges et l'économie.

Voltaire fait donc l'éloge de son époque, du monde moderne. En évoquant ses différentes avancées, il souhaite certainement montrer que l'homme n'a pas régressé mais au contraire progressé. Il y a une volonté flagrante de la part de Voltaire de prendre pour cible ceux qui pensent que l'homme s'est détourné de dieu, comme Pascal et les théologiens ou les docteurs. Il affirme en en effet sa foi dans le progrès et l'homme.

L'éloge de Voltaire

Voltaire rend hommage à une civilisation brillante, il "rend grâce à la Nature sage, qui, pour son bien l'a fait naître en cet âge"; il met ainsi en avant l'esprit des Lumières en exprimant sa confiance pour le progrès et les sciences. Il dépeint un âge de fer brillant et heureux où le luxe et le plaisir favorisent cet accès au progrès et au bonheur des hommes. Comment s'exprime alors l'admiration enthousiaste de Voltaire pour une civilisation de luxe ?

Il est très agréable pour Voltaire de vivre dans son époque, le présent est pour lui source de satisfaction. L'antiphrase "il est bien doux pour mon cœur très immonde" met en évidence sa désinvolture contre tous les jugements polémiques que l'on pourrait porter sur ses idées et lui-même. Il a conscience de choquer par les audaces de ses idées, de se rendre odieux par des impertinences qui l'enchantent, mais surtout par la hardiesse de son impiété qui lui vaut beaucoup d'ennemis, dont les théologiens ou les docteurs qui défendent les vertus de la Genèse que décrie tant Voltaire dans son œuvre. Il prend plaisir à les provoquer en montrant au grand jour son amour (cf: ligne 9 "j'aime") pour le présent, il s'enthousiasme pour le siècle qui l'a vu naître: "ah! le bon temps que ce siècle de fer!", un éloge sincère et plein d'élan qui contraste considérablement par rapport au ton ironique et grinçant employé pour parler de l'âge d'or.

Il veut faire part de son admiration et de son enthousiasme à ses contemporains, en s'adressant directement à eux: "Voyez-vous pas ces agiles vaisseaux (...) ?", "Admirez-vous pour cela nos aïeux ? Est-ce vertu ?" Il élargit donc le débat en impliquant les lecteurs. Du "je" personnel, il passe au "nous" de généralisation, comme pour prouver que d'autres partagent son opinion, à tous les honnêtes hommes qui ont de tels sentiments, tels que les mondains qui vivent avec leur temps en trouvant le bonheur sur terre et non pas dans un au-delà inaccessible. Voltaire veut donc convaincre du bien fondé de sa conception de la vie et du bonheur, en invitant ses lecteurs à vivre et profiter de tous les bienfaits de son temps.

Conclusion

Dans ce poème, Voltaire fait le faux éloge de l'âge d'or en opposition à l'âge de fer. Son choix est de vivre dans son époque et non de regretter le passé. Il y a bien eu une progression dans la civilisation avec toutes les avancées et les découvertes. Le luxe, dans une acceptation large, est donc un bienfait collectif qui permet d'avancer dans la recherche du bonheur.

Ce texte de Voltaire n'est pas sans rappeler l'épicurisme de Montaigne (cf: extrait des Essais de Montaigne). Ainsi il s'oppose à Pascal qui pense que la civilisation a corrompu l'homme; il s'oppose également à l'attitude de Rousseau qui lui prône une existence en harmonie avec la nature.